EnquêteDepuis 2008, près de 150 domaines viticoles bordelais ont été rachetés par des investisseurs chinois. Mais la tendance s’est essoufflée et, maintenant que l’exaltation des débuts est passée, certains domaines viticoles tombent en ruine financière.
Il est seul dans son royaume. Bernard Pitoux, maître de chais et responsable de vignoble depuis quinze ans, vient travailler tous les jours au Château de Pic, domaine de 32 hectares situé à Le Tourne, dans l’Entre-deux-Mers du département de la Gironde dans le sud -ouest de la France. Il se promène dans la propriété et essaie de maintenir ce qu’il peut avec ce qui est disponible. Le tracteur est hors service car il n’y a plus assez d’argent pour acheter du diesel. Les vitraux du château, un édifice datant du 16e siècle et flanqué de deux tours, sont clos. La végétation s’étend entre les rangs de vigne non taillés. A l’intérieur des chais, les cuves contiennent les vendanges encore non embouteillées des quatre dernières années. Un couple franco-chinois représentant la direction de l’entreprise et habitant sur place a dû payer une partie de la facture d’électricité de sa poche avant que celle-ci ne soit presque coupée. Deux labradors, dont les propriétaires ne se soucient plus d’eux, tournent en rond dans une cour jonchée de leurs excréments.
A partir de 2008, de nombreux producteurs de vins bordelais ont commencé à être rachetés par des hommes d’affaires chinois. En quelques années, 147 d’entre eux – 3% du domaine viticole – ont changé de main, certains d’entre eux étant même rebaptisés au passage, portant des noms comme « Lapin impérial » [Imperial Rabbit] »Lapin d’or » [Gold Rabbit] ou alors « Antilope tibétaine » [Tibetan Antelope]. La vague d’acquisitions a suscité à la fois enthousiasme et inquiétude. L’industrie s’inquiète d’une série de quasi-faillites au cours des derniers mois. Par exemple, Château Loudenne au cœur du Médoc a été ébranlé le 24 novembre 2021 par une décision hautement symbolique : racheté en 2013 par la société chinoise Kweichow Moutai, le tribunal de commerce de Bordeaux a placé l’affaire en redressement judiciaire. « Les contraintes sur les transactions à l’étranger pour les entreprises publiques chinoises ont rendu impossible la mise en place du plan d’investissement nécessaire », explique Laurence Lemaire, auteur du livre Le Vin, le rouge, la Chine.
Un certain nombre de vignobles omettent de plus en plus de payer à temps, prétendument en raison du contrôle plus strict du gouvernement Xi Jinping sur les investissements chinois à l’étranger. « Dans beaucoup d’endroits, les gens attendent. Pékin a bloqué les sorties de devises, devenues très risquées, et ils ne délivrent plus de visas pour venir en France », poursuit Laurence Lemaire.
« J’ai l’impression que quand la situation risque de ternir l’image de la Chine, ils dégagent de l’argent », a déclaré Corinne Lantheaume, secrétaire régionale en Gironde de la section agro-alimentaire du syndicat CFDT. « Mais il y a plusieurs endroits où ça ne va pas très bien. Au Château Tour Saint-Pierre, rebaptisé ‘Lapin d’or,’ le patron chinois n’est pas venu depuis trois ans. L’année dernière, les employés nous ont appelés parce qu’ils avaient été prévenus qu’il y avait des « difficultés » dans l’entreprise. Depuis, ils ont été payés, mais plus tard qu’ils n’auraient dû l’être. »